Dans le quartier de Belleville, les travailleuses du sexe chinoises (TDS) constituent une communauté sujette aux violences, à la répression policière ainsi qu’à la méfiance voire l’hostilité des riverains. Pour y faire face, en 2015, elles se sont organisées en une association : Les Roses d’Acier. Pendant deux ans, le journaliste Rémi Yang les a suivies. Il publie un livre Les Roses d’Acier – chronique d’un collectif de travailleuses du sexe chinoises aux éditions Marchialy. Le récit de son immersion parmi ces femmes met en lumière leurs parcours et leurs histoires. Parfois léger, parfois violent, le livre reflète la complexité des expériences des TDS chinoises

 

Quelle a été la genèse de ce livre ?

Je travaillais avec le média StreetPress en tant que pigiste. Je cherchais un sujet d’article, et, sur Twitter, je tombe sur un lien vers une cagnotte de financement participatif pour des dispositifs anti-agression à destination des travailleuses du sexe chinoises de Belleville. Je vois que le projet est mené par une association qui s’appelle Roses d’Acier.

Ce qui m’interpelle, c’est que c’est une association communautaire, donc uniquement composée de TDS chinoises. Je me dis que ça ferait un super article, d’autant plus que sur cette page web, on mentionne un climat de violence qui est grandissant à l’encontre des travailleuses du sexe chinoises. 

Je me dis que c’est un article qui me permettra de faire trois choses : parler de ces violences, rendre service à l’association en parlant du financement participatif, et enfin, mettre un pied dans cette communauté qui est assez mystérieuse.

 

L’association Roses d’Acier était assez méfiante à l’idée d’ouvrir ses portes à un journaliste, comment  es-tu parvenu à rentrer en contact avec ces femmes ?

Les TDS chinoises sont un public très marginalisé et fragile. Il y a des barrières mises en place pour les protéger des journalistes comme moi. Ce sont des personnes qui font très attention à leur anonymat. La dernière chose qu’elles voudraient, ça serait que leur identité soit révélée dans un média.

J’ai essayé de les contacter par leur adresse mail générique : pas de réponse. J’ai commencé à essayer de passer par les satellites qui gravitent autour de l’association. À chaque fois, on me dit que ma demande a bien été reçue mais qu’il faut patienter.

Toutes mes demandes ont atterries auprès de Nora, du Lotus Bus, qui est un programme de Médecins du Monde qui accompagne les TDS chinoises en Île-de-France. Elle me répond deux mois plus tard et me propose une rencontre pour une première approche du sujet.

La rencontre se passe bien, elle m’explique les problématiques du public, et me parle de l’histoire des Roses d’Acier et me décrit son travail au sein du Lotus Bus.

Elle parle de moi à Ting, le coordinateur des Roses d’Acier, puisqu’en 2019, elles ont eu un financement qui leur a permis l’embauche d’une personne pour gérer l’administratif. Je le rencontre quelques mois plus tard. Nora était le premier filtre, ensuite, c’était Ting et enfin, potentiellement je pourrais avoir accès à l’association.

La rencontre se passe très bien, on parle un peu de nous. On apprend à se connaître, à sonder les intentions de l’autre. À la fin de ce rendez-vous, il me propose de venir assister à un atelier d’installation d’un dispositif anti-agression. Il pose des conditions, pas de prise de vues, pas de prise de son et pas de questions trop intimes. C’est comme ça que je rencontre les femmes de l’association, qu’on commence à tisser des liens parce que je viens toutes les semaines.

 

Tu es franco-chinois et tu parles un peu le mandarin, était-il possible pour toi de discuter directement avec les Roses d’Acier ?

Pour les discussions quotidiennes, il n’y avait pas de soucis. Mais pour des entretiens plus formels, la présence de Ting (coordinateur de l’association, ndlr) est devenue une nécessité pour moi. Il a eu ce rôle de m’introduire aux femmes de l’association et de traduire les questions et les réponses. Il est devenu un personnage très important du livre. 

 

Quelle est l’origine du nom de l’association ?

Il vient d’une chanson chinoise qui s’appelle l’Arc-en-ciel après les tempêtes de Tian Zhen. La chanson parle de l’exil et comment faire face aux difficultés. Il y a beaucoup de paroles qui évoquent la féminité. Il y a une dualité entre la féminité et le fait de résister et d’endurer pour un futur meilleur.

 

En 2016, le collectif milite contre la loi de pénalisation des clients et s’expose médiatiquement. Quelles ont été les retombées de ces actions ?

Les travailleuses du sexe chinoises étaient peu visibles dans l’espace médiatique avant. On les voyaient, mais on ne connaissaient pas leurs histoires, pourquoi elles s’étaient retrouvées dans cette situation de prostitution. Quand elles sont sorties de l’ombre, ça a surpris les gens de la communauté chinoise, mais aussi les gens en général qui les voyaient sans les voir. 

En Chine, le concept de garder la face est très important. Dans cet imaginaire-là, la prostitution est l’exemple ultime de perte de face. Quand elles ont eu de la lumière sur elles, la presse des Chinois de Paris n’a pas été tendre avec elle. 

Toute cette période de mobilisation contre la loi de pénalisation des clients a donné lieu à une forte médiatisation. Elles ont eu des articles dans Libé, dans Vice etc. Sauf que pour elles, c’était dur de ressasser auprès des journalistes leurs parcours migratoires, leurs vies en Chine, l’arrivée en France… C’est très fatigant comme exercice, d’autant plus que la loi est quand même passée.

Elles se sont dit que ça ne valait plus la peine de parler aux médias, et qu’elles allaient se concentrer sur les actions intra-communautaires.

 

En quoi l’aspect communautaire de l’association est un facteur essentiel ?

La communauté des TDS chinoises à Paris est assez difficile d’accès pour les associations, car elle est assez méfiante. Beaucoup de choses passent par le bouche à oreille. Si tu n’as pas une copine qui te dit qu’une association est “safe”, elles ne vont pas forcément y aller.

Il y a aussi la barrière de la langue qui est importante.

Les associations traditionnelles n’ont pas forcément accès à leurs canaux d’information et aux problématiques qui y sont échangées. L’aspect communautaire permet donc aux Roses d’Acier de réfléchir aux actions en fonction des besoins de la communauté.

 

Comment expliquer la concentration de travailleuses du sexe chinoises dans le quartier de Belleville ?

Il n’y a pas vraiment de réponse fixe, on ne sait pas vraiment, mais il y a des pistes qui sont évoquées.

Il y a une forte communauté chinoise sur place. Donc, il y en certaines, quand elles viennent, elles connaissent une personne qui habite à Belleville donc elles se rejoignent là-bas.

Le marché locatif informel y est assez développé donc elles vont pouvoir trouver des chambres pour se loger. 

Il y a les consœurs qui sont là-bas donc il va y avoir une solidarité intra-communautaire qui va se faire. Il y a aussi la possibilité de retrouver un peu de Chine dans leur exil : la possibilité qu’il y ait un endroit qui te fasse penser à la maison pendant que tu es en France.

 

Les relations entre TDS et riverains sont tendues à Belleville, en quoi cela impacte le quotidien des femmes ?

Ces femmes habitent et/ou travaillent dans un appartement à Belleville. Quand les voisins voient du passage, ou qu’il y a des nuisances sonores, ils appellent la police. Elle vient, constate l’activité prostitutionnelle et contacte le propriétaire de l’appartement et menace de le charger pour proxénétisme. Les femmes se retrouvaient alors expulsées de l’appartement et c’est très compliqué d’en retrouver un dans le marché locatif informel.

 

 Y a-t-il eu des tentatives de dialogues entre les Roses d’Acier et les habitants du quartier ?

Elles ont organisé des actions. En 2015, c’était le balayage des rues de Belleville. Pendant qu’elles balayaient, il y avait une personne qui parlait français et qui lisait un manifeste pour sensibiliser les riverains. Certains s’arrêtaient pour échanger avec la personne.

Il y a aussi eu des réunions organisées, où les Roses d’Acier étaient invitées pour échanger avec les riverains. Mais c’est assez violent de se heurter à leurs commentaires.

Ces rencontres n’ont pas changé la situation. Elles ont donc arrêté ces actions qui demandent beaucoup d’énergie, alors que leur environnement quotidien est déjà difficile.

 

Quelles actions sont actuellement proposées par le collectif ?

Lors de mon immersion, elles étaient en train de mettre en place un fond U-Care. C’est une sorte de congé maladie auto-financé via une cagnotte financée par des dons extérieurs ou par les cotisations des adhérentes. Elle sert à dédommager les femmes qui doivent arrêter de travailler pendant plus de trois semaines suite à une maladie.

Ce pécule leur permet de subvenir à leurs besoins, puisqu’elles ne peuvent plus travailler et ne bénéficient pas de congé maladie classique.

Il y a d’autres activités qui se mettent en place en ce moment comme des cours de français par exemple. Encore une fois, dans une logique de communauté, ce ne sont pas des leçons de grammaire ou d’orthographe données par un professeur. Mais cela va se concentrer sur le besoin des femmes : le vocabulaire administratif, comment prendre rendez-vous avec un médecin, comment échanger avec l’épicier. Ce sont les femmes qui viennent en atelier qui évoquent directement une difficulté de communication pour apprendre. 

Il y aussi des cours d’initiation aux techniques informatiques. Ce sont des femmes qui sont âgées et qui ont en moyenne plus de 50 ans. Il y a une grosse fracture numérique que j’ai pu constater pendant l’atelier d’installation du dispositif anti-agression. C’est une alarme personnelle. Il suffit d’appuyer sur un bouton et ça envoie tes coordonnées à une personne que tu as enregistrée. L’installation est théoriquement très simple, mais pour elles c’était la croix et la bannière !

C’est sur ces problématiques que l’association va concentrer ses actions.

 

Tu as une posture particulière pendant ton immersion puisque tu es à la fois journaliste et bénévole de l’association. Comment concilier ces deux casquettes ?

Je me suis posé la question : est-ce que cette position de bénévole proposée par Ting risquait de fausser ma vision du sujet et de corrompre la sacro-sainte objectivité journalistique ?

Je pense que ça dépend du sujet. Là, sans cette proximité, je n’aurai pas été capable d’écrire le livre. Il fallait que je me sente en confiance avec elles et qu’elle se sente en confiance avec moi. Le deal c’était qu’avant de publier quoi que ce soit, j’en fasse part à Ting pour qu’il voit si la personne concernée était d’accord ou pas. Surtout pour des conversations attrapées à la volée, pour des choses dites par les femmes dans un cadre où elles se sentent en sécurité, en confiance.

J’ai eu du mal avec ce concept de faire valider. Mais au final, c’était bénéfique pour les deux partis, comme tout était en chinois ça me permettait d’être sûr de ne pas avoir fait d’erreur d’interprétation et d’être assuré du consentement de la personne qui me racontait son histoire. 

 

Les Roses d’Acier ont pu lire le livre et te faire leur retour ?

Mon père, qui est bilingue français-chinois, a traduit tous les chapitres où les Roses d’Acier apparaissent. On a organisé un atelier à la permanence avec les six femmes qui j’ai suivi assidûment pendant ces 2 ans, elles ont fait une lecture collective. 

Je m’attendais à devoir faire des modifications parce que c’est difficile de se représenter en tant que personnages ou d’apparaître sous un jour parfois peu flatteur.

Mais elles ont adoré la représentation qui était faite d’elles. Pendant la lecture collective, la personne concernée lisait son passage et les autres réagissaient en disant “C’est vrai que tu es souvent comme ça !”. Ça permettait d’apporter un peu de légèreté.

Elles se sont vraiment retrouvées dans le livre et ça leur fait un album souvenir des deux ans passés. Elles ont pu, avec ces dernières lectures, s’approprier leur image et le livre parce qu’elles en sont fières.

Sur des événements de promo du livre, Meigui, la présidente du collectif, est venue incognito, pour montrer que l’association était derrière le livre et que ça n’avait pas été fait dans leurs dos sans leur consentement.

 

Es-tu toujours en contact avec les Roses d’Acier ? 

Oui, je suis toujours bénévole. Je suis content de pouvoir continuer à les voir, les aider et écrire sur le sujet. Cela fait deux ans et demi que je les suis, donc je vais continuer à écrire sur elles.

 

Le travail de Rémi Yang est à retrouver sur StreetPress, Médiapart et Society.

 

Mathilde GAY

 

 

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