Plus d’un siècle sépare ces deux photos de la Bellevilloise, pourtant le temps semble avoir eu peu de prise sur ce grand bâtiment de brique et de fer. En se plongeant dans l’histoire de ce lieu central de la vie économique et culturelle de l’Est parisien, on découvre une continuité qui n’est pas que de façade ?
Fondée en 1877, au lendemain de la Commune de Paris, la Bellevilloise est d’abord une petite coopérative ouvrière dans un local modeste. Derrière cette initiative, une vingtaine de mécaniciens qui vendent des produits d’épicerie deux fois par semaine après leur journée de travail. Inspiré par le penseur socialiste Proudhon, l’objectif est d’émanciper les travailleurs par la coopération. D’une étonnante modernité, la Bellevilloise met en pratique des concepts aujourd’hui très en vogue comme le commerce équitable ou les circuits courts.
Avec ses prix très abordables, la coopérative rencontre rapidement un grand succès auprès des Parisiens : elle comptabilise près de 9000 sociétaires à la veille de la Première Guerre mondiale ! Son important chiffre d’affaires lui permet de financer de nombreuses activités sociales, culturelles et surtout politiques. En 1910, elle s’installe rue Boyer dans la Maison du Peuple. Haut lieu du mouvement ouvrier, en ses murs se concrétise un espace de socialisation et d’éducation politique avec des réunions socialistes ou communistes, des meetings ou des prises de paroles de personnalités importantes de la lutte comme Jean Jaurès. Elle remplit également sa mission d’éducation politique avec son Université populaire de La Semaille où enseigne notamment l’anthropologue Marcel Mauss. La Bellevilloise est aussi un lieu de l’histoire de la lutte féministe. En 1914, La ligue du droit des femmes y organise un référendum pour leur droit de vote. Le “oui” l’emporte 30 ans avant son obtention effective en 1944.
Aujourd’hui, la Bellevilloise est connue pour être un lieu culturel et festif pluridisciplinaire. Et ça ne date pas d’hier ! Entre 1910 et 1936, la coopérative souhaite donner à tous l’accès à la culture et aux loisirs. Elle propose des cours de théâtre, des séances de cinéma, une chorale, et même des colonies de vacances pour les enfants. Concernant ces derniers, La Bellevilloise tient à offrir un enseignement et des activités gratuites pour la jeunesse du quartier. Une manière de lutter contre la délinquance juvénile qui se manifeste alors par le phénomène de l’Apacherie. La coopérative cherche donc à répondre aux besoins matériels de ses adhérents dans leur globalité. Elle est d’ailleurs aussi à l’initiative d’une mutuelle qui prodigue des soins médicaux pour ses adhérents.
Après plus d’un demi-siècle d’activité, la Bellevilloise ferme suite à la faillite de sa banque en 1936. Elle a contribué à améliorer la vie de ses sociétaires dans ses aspects les plus variés. Avant sa réouverture en 2005, la Belle, comme l’appelaient ses sociétaires, connaît des années sombres. Le lieu est investi pendant l’Occupation par des collaborateurs du régime de Vichy. Durant la rafle du Vel D’hiv, la police française y enferme des juifs avant leur déportations. Le bâtiment de la Maison du Peuple est ensuite racheté dans les années 50 par une Caisse de retraite qui en fait son siège.
Mais l’héritage culturel et festif de la Bellevilloise n’a pas disparu ! On peut le retrouver depuis 2005 au 19 rue Boyer. Plus de coopératives ouvrière dans La Maison du Peuple, mais une Bellevilloise 2.0 qui s’est imposée comme un lieu culturel, festif et convivial incontournable de l’arrondissement. Doté d’une riche programmation, il est possible de découvrir ce bâtiment Art Déco chargé d’histoire à l’occasion d’une expo, un concert ou même simplement en se rendant à son café. Derrière cette renaissance, on trouve trois personnalités du monde culturel, dont Renaud Barillet, également propriétaire de la Rotonde ou de la Petite Halle de la Villette. L’entrepreneur qui se définit comme un “agitateur culturel” est devenu une figure incontournable du milieu culturel et festif de la capitale. Il réhabilite de nombreux lieux atypiques parisiens pour en faire des espaces de vie polyvalents et attrayants soulevant parfois quelques critiques.
Côté politique, difficile de parler de continuité entre la coopérative post-communarde et la Bellevilloise actuelle. Elle reste un lieu plus largement choisi par les politiques de gauche pour son imaginaire de lutte ouvrière et populaire : en 2022, Yannick Jadot en fait son QG de campagne, l’année dernière, elle accueille une réunion publique du NPA et le Parti Socialiste y organise pour son congrès en janvier dernier. Mais, des politiques de droite et d’extrême droite ont aussi choisi l’ancienne utopie socialiste comme lieu de communication. C‘est le cas de Valérie Pécresse qui y a lancé un “labo à idées” en 2010 ou de Nicolas Dupont-Aignan, en 2014, lors d’un meeting pour son parti Debout La France. Drôle de destinée pour La Maison du Peuple qui porte encore aujourd’hui sur son fronton la faucille et le marteau comme un stigmate de son histoire de lutte ouvrière.
Avec un marketing qui met en avant la “liberté d’expression, brassage culturel et avant-garde”, la Bellevilloise capitalise sur une version assagie de son imaginaire révolutionnaire. De par son statut d’entreprise privée, son positionnement apolitique et sa clientèle qui n’est plus vraiment ouvrière, la Bellevilloise semble s’être éloignée des idéaux de luttes à l’origine de sa création. Mathilde Larrère, historienne spécialiste des mouvements révolutionnaires au XIXe siècle, constate qu’elle est désormais plutôt un symptôme de la gentrification du quartier, plutôt qu’un lieu “d’émancipation populaire“.
Mathilde Gay
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