Depuis près de dix ans, le photographe Antoine Séguin multiplie de façon obsessionnelle les points de vue sur les tours Mercuriales, avec différents appareils photos, à toutes heures du jour comme de la nuit. De quoi donner vie à un livre, qui se lit comme une déclaration d’amour poétique à deux figures architecturales emblématiques, témoignage d’une ambition jadis portée par Bagnolet : celle de rivaliser avec le quartier d’affaires de la Défense.

Qui est Antoine Séguin ? « Né en 1986, cet artiste et photographe a grandi dans un lotissement, à proximité d’une centrale nucléaire. Il réside et travaille désormais dans l’Est parisien. Sa pratique, influencée par son regard d’architecte, pose un regard sensible sur les territoires et leurs habitants, oscillant entre portraits, paysages et détails. En 2023, il avait déjà publié un ouvrage (« Jumelles 2 ») offrant 10 vues des Mercuriales. Dans ce nouvel ouvrage, « Type Mercurial » (Building Book, 2025), il adresse une lettre aux deux tours, dévoilant le lien intime qui l’unit à son sujet et la façon dont cette relation a profondément façonné son rapport à la ville. »

Entretien avec Antoine Séguin Novembre 2025, par Hugo Trutt (Croquebrique). 

De quand date la première photo des Mercuriales que tu as prise ?
Antoine Séguin : « En septembre 2017, je faisais des photos dans Bagnolet, j’ai terminé une pellicule avec mon Mamiya au square rue des fougères (je ne connais pas son nom officiel). C’est au dessus du périph, à côté du skatepark pour celles et ceux qui savent, derrière il y a un petit parc avec une vue imprenable sur les tours. Sur une des photos, au premier plan il y a un chat qui chasse à côté d’un espace arboré. Ce spot est parfait… Il y a la végétation du premier plan, les arbres et les herbes, la quasi absence du garde corps qui surplombe le périph, on sent la courbe du périph qui est dessinée par alignement des lampadaires qui guide le regard jusqu’aux deux tours puis l’horizon qui s’étend. En fait, je mens, les tours s’imposent clairement dans ce paysage. Ces photos ne sont pas dans le livre. Peu après j’ai réalisé une photo qui est dans le livre, les Mercuriales dans le brouillard, je suis vraiment au pied. »

Comment faire une bonne photo des Mercuriales ?
« À l’inverse, est-il possible d’en faire une mauvaise ? Il faut avoir au moins un morceau des Mercuriales dans le cadre, c’est impossible à rater. Mais peut-être que c’est le fait d’avoir soixante photos des Mercuriales qui fait que c’est bien. »

Si tu étais un oiseau, d’où est-ce que tu aimerais photographier les Mercuriales ?
« Je ne suis pas super convaincu par les vues aériennes, ça manque de contraintes. C’est d’ailleurs tout l’objet de mes photos, je raconte les tours, mais aussi le territoire dans lesquelles elles s’inscrivent : une typologie variée qui va du terrain vague en mutation au parc public en passant par une vue derrière les arbres ou entre deux immeubles. Ces tours sont invraisemblables avec leur contexte, il y a des rapports d’échelles hyper surprenants, j’adore jouer avec ça, la topographie, l’urbanisme… J’ai d’ailleurs rusé sur pas mal de vues, en rentrant chez des gens, parfois inconnus, en grimpant sur des échafaudages, etc »

Quand tu avais ton atelier dans les Mercuriales, quel rapport avais-tu avec les tours ?
« Intime, obsédant. Je suis loin d’être le seul à en avoir fait un sujet de travail. »

Accepterais-tu de vivre dans les Mercuriales ?
« Pour le même loyer que lorsqu’on avait nos ateliers, pourquoi pas, j’ai ressorti des vidéos tournées dans les étages, le bruit de la ventilation c’était quand même un enfer. Sans parler du fait que tu ne puisses pas ouvrir les fenêtres. »

Qu’est-ce que les gens te disent quand tu prends les Mercuriales en photo ? Ils t’interpellent ?
« J’ai pas souvenir d’un échange en particulier, je pense que le plus lunaire c’est quand j’attends au pied d’un immeuble, que j’arrive à y entrer, que je fais du porte à porte avec trépied et appareil sur l’épaule et que je dois expliquer mon obsession en toquant aux portes (sachant que le livre n’était pas prévu, ce qui aurait pu être un argument). Je me sens bien seul. »

Que peut-on voir depuis le haut des Mercuriales ?
« On voit TOUT, tous les classiques de l’architecture et du paysage de Paris, le Mont Valérien (je suis même allé dessus pour voir les Mercuriales), toutes les tours vides du périph. De notre atelier au 26 e on avait vue sur le nord et l’est parisien, c’est dans ces directions qu’on avait le loisir d’observer longtemps et souvent. On voyait super loin, au nord, les avions de Roissy, les pelouses du Bourget, le fort d’Ecouen perché sur sa colline (j’y étais allé en vélo un jour à cause de ça), des pylônes électriques vers Sarcelles, la tour Pleyel. Mais ltopographie monte un peu par la bas, donc la vue est limitée par la géographie. À l’est, on voit les espaces d’Abraxas de Ricardo Boffil et bien au delà, je pense jusqu’à Bussy Saint Georges, donc en gros, de 25 km à 30 km autour des Mercu. L’hiver, au coucher du soleil, on voyait les ombres s’étirer super loin, c’était vraiment impressionnant de voir l’ombre des silhouettes s’étaler sur des dizaines de kilomètres ».

Quelle est l’heure idéale pour avoir la plus belle lumière qui se reflète dans les Mercuriales ?
« Il n’y a pas de meilleure heure. C’est sûr que les couchers de soleil sont incroyables. Quand on les voit depuis Paris, le soleil se couche en reflet dans les tours, quand c’est orageux, le ciel peut être hyper sombre derrière, c’est cette dualité qui est pour moi la plus belle. Ça marche aussi dans l’autre sens, depuis la banlieue, avec le lever du soleil, mais je suis moins matinal (mais je me suis déjà levé tôt pour elles).

Est-ce qu’il y a des humains dans ton livre ?
« Oui, quelques-uns, mais avec le recul, il pourrait y en avoir davantage. Ça manque un peu. »

Comment le projet de livre naît ?
« A l’usure ! J’ai jamais arrêté de les photographier, l’obsession continue, j’ai déjà refait des photos alors que le fichier du livre était déjà chez l’imprimeur. En 2023, je travaillais sur une micro autoédition d’étuis avec 10 photos des Mercuriales. Pour l’occasion, j’avais tiré des tirages de lecture (8 × 10 cm) de mes archives, j’avais montré les photos lors d’un salon d’édition à Benoît (Building Books), on parlait d’un livre un jour, j’y croyais pas. Puis, Jad Hussein, un graphiste avec qui il partage des bureaux, m’a proposé de publier une de mes séries de photos dans The Magic Line, des fanzines. Voix Rapides est né de ça, ça parle d’infrastructure routière et de graffiti, le livre est bien grand, les photos aussi, on « rentre » bien dedans. Je vois rarement mes photos comme ça, j’étais super fier. Ça a marqué le lancement du projet du côté de Benoît qui m’a recontacté. »

Comment c’est l’intérieur des Mercuriales ? C’est beau ?
« La ventil’ fait un bruit de sifflement de l’enfer. Les couloirs ont un charme désuet, la moquette bleue grise et les cloisons démontables ajoutent une touche, ça donne envie de mettre une chemisette et de papoter à la machine à café comme dans Building Books BB44 Type Mercurial, Antoine Séguin 16/17 Jean Doux et le mystère de la disquette molle, de Philippe Valette. Le plus bel endroit (sincèrement) ce sont les espaces d’attente devant les ascenseurs avec leurs très belles pierres agrafées »

Quelle est la particularité du verre en façade des tours ?
« Sa semi opacité qui évolue chaque jour et heure. »

Les Mercuriales, ça vient d’où ce nom ?
« C’est vraiment pas hyper clair. Mais ce qu’on trouve sur internet dit que cela fait référence à Mercure, symbole du commerce et de la « foire aux grains ». Est-ce qu’il y a un sous-sol sous les Mercuriales ? Il y a plusieurs niveaux de parkings, c’est une sacrée machine. C’est là qu’il y a les poubelles et donc une belle diversité de rats. J’ai fait une vidéo de zinzin à l’extérieur où pigeons et rats cohabitent et mangent les graines qu’une dame venait de laisser. Les personnels de sécurité (IGH) ont aussi leur bureau, avec une fenêtre sur l’extérieur qui est sous la dalle, très peu de lumière naturelle. »

Quand tu travaillais dans les tours, y avait-il un endroit mythique ?
« J’irai pas jusqu’à dire mythique, mais le hall était assez étonnant, il a une entrée semi enterrée avec un logo qui n’a rien à voir, qui sort de je ne sais où. Puis une fois à l’intérieur, un starbucks fermé, une salle de sport, la cantoche, seul IMPRIM2000 était encore ouvert. Aussi au premier niveau, les ascenseurs donnent sur un petit hall, qui donne lui même sur une « place » en dalle entre les deux tours, il y a un panneau génial sur les portes fenêtres : « Issue de secours inutilisable en temps normal sortie au rez-de-chaussée veuillez reprendre l’ascenseur ». Comment tu t’es retrouvé dans les Mercuriales ? Qui avait ouvert un espace de bureaux transitoire ? J’ai mis une photo des mercuriales en couverture de mon dossier de candidature. Je pense que ça a été le game changer (faux). C’est Soukmachine qui a proposé ces bureaux, c’est de l’urbanisme transitoire, on signe un bail précaire et on occupe des lieux à bas loyer en attendant de travaux, transformation ou autre. »

Avec quelle typo est écrit le logo des Mercuriales ?
« La fameuse Avant Garde, développée sur la base du lettrage du magazine du même nom, publié de 1968 à 1971. Dessiné par Herb Lubalin. Pour les pros du BTP, c’est la même typo que le logo du magazine Le Moniteur, avec le même fameux M. Deux sujets que je ne maîtrise pas, la typographie et le foot, je ne suis pas très sûr de moi, mais Nike a une chaussure de foot qui s’appelle Mercurial et qui – je crois – reprend cette typo dans toutes les graisses. »

Quel est le meilleur endroit pour pique-niquer en ayant la vue sur les Mercuriales ?
« Trois parcs : Square Séverine à porte de Bagnolet, le square rue des fougères et la pointe du parc des Guilands à Montreuil. Sinon, s’il pleut, le porche sous l’hôtel ibis à côté des Mercus est parfait, dans son jus (de pisse, de poubelle…) »


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