Comme chaque année, ce dimanche 28 avril à 11h a lieu – au cimetière du Père-Lachaise – la commémoration des victimes et héros de la déportation. À cette occasion, l’Association d’histoire et d’archéologie du 20e arrondissement de Paris (AHAV) diffuse en accès libre un article de Louis Poulhès sur cette page sombre de l’histoire de France et du 20e arrondissement.
À la Porte des Lilas, le lieu le plus connu est le stade nautique, construit pour les Jeux Olympiques de 1924. Il a donné son surnom : “la Piscine” aux services secrets français installés dans l’ancienne caserne des Tourelles en 1946, aujourd’hui Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) avec des locaux étendus depuis la fin des années 1990 à la caserne construite en 1933 sur l’autre côté du boulevard (dite caserne Mortier). Le lieu sert de cadre à la série télévisée “Le bureau des Légendes” créée par Eric Rochant en 2015. Depuis mai 2018, le passant peut remarquer une plaque (apposée par la Ville de Paris sur les murs de la piscine) qui rappelle que près de 8 000 personnes ont été internées dans l’ancienne caserne entre 1940 et 1944.
Un camp dans une ancienne caserne
La caserne des Tourelles, bâtie sur le côté intérieur du boulevard Mortier et inaugurée en 1881, suit le plan type adopté pour les 150 établissements édifiés dans toute la France sous la IIIe République, afin d’y loger les soldats du nouveau service militaire obligatoire. Elle est alors composée de trois bâtiments principaux de quatre niveaux autour d’une cour centrale, avec deux petits pavillons d’entrée et des bâtiments annexes en pourtour. Sans utilisation militaire après le départ de la troupe pour le front en mai 1940, la caserne connait un destin singulier entre 1940 et 1945.
Elle sert d’abord de lieu d’accueil pour les réfugiés qui fuient l’avance allemande en mai-juin 1940 et à partir de juillet 1940 elle accueille des étrangers normalement non-autorisés à séjourner dans le département de la Seine, mais qui ne peuvent le quitter en raison des circonstances. Environ 1 500 hommes, femmes et enfants y ont été hébergés à ce titre jusqu’en juillet 1941. A partir de la fin octobre 1940, un camp d’internement y est ouvert par la Préfecture de police, le ravitaillement assuré par la Préfecture de la Seine et la garde armée effectuée exclusivement par la Gendarmerie française. Les Allemands peuvent y faire interner ou en extraire qui ils veulent, mais le camp est exclusivement sous gestion française.
Le camp n’est pas une prison : c’est la police qui décide de l’internement, sans aucun contrôle d’un juge, car les intéressés n’ont commis aucune infraction ; la décision d’internement n’étant pas motivée, les internés n’en connaissent ni les motifs, ni la durée, celle-ci étant en général sans limite de temps. Le pouvoir arbitraire de la police est donc total. Fréquemment, des personnes condamnées antérieurement, au lieu d’être libérées après avoir purgé leur peine sont internées immédiatement et changent ainsi de statut, mais restent toujours enfermées.
Le dispositif juridique vise dès la fin de la IIIe République d’abord les étrangers “indésirables”, puis les communistes et les repris de justice. Il est très fortement élargi sous Vichy, notamment aux juifs étrangers puis français. Dans la caserne, seuls le bâtiment ouest au centre et le bâtiment sud à gauche de l’entrée sont utilisés pour l’internement. Le bâtiment nord à droite de l’entrée sert de bureau de placement allemand jusque fin 1941, puis est affecté au Service des œuvres pour les prisonniers de guerre français en Allemagne et ne fait donc jamais partie du camp.
Un instrument de la persécution antijuive jusqu’à la mi-1942
Durant la première période du camp jusqu’au 13 août 1942, les Tourelles occupent une place importante dans la persécution. Celle-ci s’aggrave à partir de la première grande rafle antijuive, dite du “Billet vert”, le 14 mai 1941, dans laquelle le camp sert de lieu de convocation pour les juifs du 20e arrondissement, 630 hommes partant le soir à la gare d’Austerlitz pour le camp de Pithiviers.
A partir du printemps 1942 avec l’exacerbation de la persécution, notamment l’imposition de l’étoile jaune début juin 1942, le nombre et la part des internés juifs s’accroit fortement aux Tourelles. Le camp de Drancy étant réservé aux hommes jusqu’à la rafle du Vel d’Hiv à la mi-juillet 1942, les Tourelles sont le camp d’internement des femmes juives de la région parisienne. La toute première déportation de femmes effectuée en France l’est à partir des Tourelles : soixante-six femmes juives de moins de quarante ans étant transportées directement à la gare de Drancy-Le Bourget et déportées à Auschwitz le matin du 22 juin 1942. De novembre 1940 à août 1942, presqu’un interné homme sur deux est juif, mais près de trois internées femmes sur quatre (70%), avec parmi elles Dora Bruder à qui Patrick Modiano a consacré un livre en 1997.
Le 13 août 1942, les deux tiers des internés sont transférés : à Drancy tous les internés juifs (252 femmes et 71 hommes), ainsi que dix femmes “amies des juifs” internées pour avoir porté par solidarité des étoiles jaunes de fantaisie ; au camp d’Aincourt près de Mantes quarante femmes communistes. Les Tourelles cessent quasiment d’être un instrument de la politique de persécution, sauf rares exceptions les juifs étant désormais envoyés directement à Drancy.
Une population plus composite après août 1942
Le camp se replie sur un seul bâtiment, celui du sud et, à partir d’octobre 1942 le bâtiment central devient une annexe de la prison de Fresnes, puis de la Santé. Les Tourelles continuent de rassembler comme auparavant des “indésirables étrangers”, notamment des républicains espagnols, pour préparer leur expulsion ultérieure ou leur embauche pour les Allemands, mais le camp est de plus en plus utilisé pour interner des Français, notamment des politiques (pour la très grande part communistes). Plusieurs dizaines sont pris par les Allemands pour être déportés.
S’y ajoutent des récidivistes de droit commun, des contrevenants à la réglementation économique ou des internés pour des raisons les plus diverses. A partir de mars 1943 et jusqu’en février 1944, se sont principalement des réfractaires au STO (Service du Travail Obligatoire) au nombre total de 1 800, qui sont internés pour une durée très courte avant leur versement dans des organismes travaillant pour les occupants. Les Français sont désormais de très loin majoritaires.
Au total sous le régime de Vichy entre début novembre 1940 et le 17 août 1944, les hommes “indésirables” comptent pour près de la moitié ; les communistes ou considérés comme tels (hommes), entrés seulement à partir de juillet 1941, un peu plus d’un sur dix ; les femmes (quelles que soient les raisons de leur internement, y compris politiques) internées à partir de septembre 1941, un peu moins d’une sur cinq ; les réfractaires au STO près d’un sur quatre, mais ils sont concentrés sur la période de mars 1943 à février 1944. Ces milliers d’internés témoignent de la politique d’exclusion et de persécution, menées au quotidien par les autorités de Vichy, dont le camp des Tourelles, seul camp dans Paris intra-muros durant toute cette période, a été un instrument de choix pour la région parisienne. Après la libération du camp le 17 août 1944, 3600 personnes sont encore internées, collaborateurs, Allemands ou proches d’eux, jusqu’à la fermeture du camp en décembre 1945.
Pour aller plus loin :
– Louis Poulhès, Un camp d’internement en plein Paris : Les Tourelles 1940-1945, Atlande, 2019, 311 p.
– Exposition : « Avant le bureau des Légendes…le camp d’internement des Tourelles, 1940-1944 », Musée de l’Histoire Vivante, Montreuil, 5 octobre 2019-30 janvier 2020.
>> Retrouver cet article “Caserne des Tourelles, camp d’internement”, sur le site de l’AHAV, l’association d’histoire et d’archéologie du 20e arrondissement de Paris.
Camp des Tourelles – Paris – Entrée année 30
La Caserne des Tourelles – Paris – vue aérienne 1952
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